Laïcité dans la justice : une circulaire qui interroge
Par Franck Lemarc
« La justice de la République est pleinement laïque. Les juridictions (…) sont des lieux où la neutralité de l'État ne saurait souffrir la moindre concession. » En partant de cette affirmation indiscutable, le garde des Sceaux, Gérald Darmanin, souhaite dans sa circulaire signée le 8 décembre « rappeler avec clarté les obligations » des différents acteurs du monde judiciaire, fixant « un cadre d’action renforcé qui doit être appliqué strictement, uniformément et sans ambiguïté dans l’ensemble des juridictions ». Mais ce sont les frontières tracées pour ce « cadre d’action » qui peuvent surprendre.
« Neutralité exemplaire »
La circulaire rappelle, de façon logique, « l'exigence absolue de neutralité pour tous les professionnels du service public de la justice ». Il est rappelé, ce qui ne fait nullement débat, que « la neutralité s’impose à tous les agents publics, titulaires comme contractuels », et que cette exigence est peut-être plus importante encore dans la justice qu’ailleurs, parce que « la laïcité garantit l'autorité morale et institutionnelle de la justice » et est « consubstantielle à l'idée même d'impartialité ». Les agents du service public de la justice (magistrats, greffiers…) doivent donc se tenir à « une neutralité exemplaire, qui exclut toute manifestation religieuse ».
Mais qu’en est-il des acteurs de la justice qui ne sont ni fonctionnaires ni agents contractuels ? À savoir les « collaborateurs occasionnels » et, plus encore, les jurés ?
« Strictes interdictions »
Pour le ministre de la Justice, la question ne fait pas débat : la question est réglée en un paragraphe. « Les collaborateurs occasionnels (experts, interprètes, conciliateurs, médiateurs) doivent respecter l’obligation d’impartialité car concourant directement à l’œuvre de justice. Pour les jurés, dont l’impartialité est constitutive de la légitimité même du verdict, le port de signes religieux ostentatoires est donc strictement interdit. »
Le problème est que ces « strictes interdictions » évoquées par le ministre ne s’appuient sur aucune loi. Et c’est bien ce qui interroge.
Collaborateurs occasionnels
Commençons par les « collaborateurs occasionnels du service public » (COSP). Il en a souvent été question, ces dernières années, non dans le cadre de la justice mais dans celui de l’école, la question se posant de savoir, notamment, si des mères de famille accompagnatrices de sorties scolaires devaient, ou non, se soumettre à l’obligation de neutralité – c’est-à-dire, pour parler clairement, si elles pouvaient ou non porter le voile. Plusieurs propositions de loi ont été déposées sur ce sujet ces dernières années, et jusqu’à présent aucune n’a été adoptée. Mais si des propositions de loi étaient nécessaires, c’est précisément parce qu’aucun texte législatif n’impose à des personnes n’étant pas, à strictement parler, des agents publics, de se soumettre aux obligations de neutralité.
Les défenseurs de la neutralité religieuse pour les accompagnatrices de sorties scolaires ont cherché à utiliser le concept de « collaborateurs occasionnels du service public » pour valider leur position. Mais ils ont été contredits par le Conseil d’État, dans une étude réalisée à la demande du Défenseur des droits et adoptée le 19 décembre 2013. Dans cette étude, le Conseil d’État relève que « les notions de "collaborateur", "collaborateur occasionnel" ou "participant" [au service public] ne dessine pas une catégorie juridique dont les membres seraient, entre autres, soumis au principe de neutralité religieuse. » Il s’agit, souligne le Conseil d’État, d’une notion « purement fonctionnelle ».
Pour mémoire, la notion de collaborateur occasionnel du service public est née après-guerre (en 1946) d’une jurisprudence qui n’avait pas pour objet les devoirs de ces personnes, mais leurs droits : deux habitants d’une commune s’étaient blessés en organisant un feu d’artifice pour la commune, et la question était de savoir s’ils avaient droit à une indemnité de la part de celle-ci. La réponse du tribunal fut oui, puisqu’elles avaient subi un dommage en prêtant un concours occasionnel à la commune. Mais le Conseil d’État a clairement indiqué que le juge n’a déduit de cette « notion fonctionnelle » « aucun statut auquel seraient soumis ces collaborateurs occasionnels », qui « ne deviennent pas des agents du service public auxquels il pourrait être imposé des obligations statutaires » – soulignait encore le ministère de la Fonction publique dans la réponse à une question sénatoriale en 2016.
On pourrait objecter qu’à la différence d’une accompagnatrice de sortie scolaire, les « collaborateurs » mentionnés par Gérald Darmanin ne sont pas bénévole, mais rémunérés. Autre différence : ils exercent dans l'enceinte d'un bâtiment du service public et non dans l'espace public comme les accompagnatrices. Est-ce que, pour autant, cela en fait des agents publics, soumis à l’obligation de neutralité religieuse ? La réponse est loin d’être évidente, et dès lors que le ministre utilise le terme de « collaborateurs occasionnels », il semble que l’on soit dans le cadre strict tracé par le Conseil d’État. La question mériterait, en tout cas, d’être posée et clarifiée.
La question des jurés
Quant aux jurés, pour qui, affirme le ministre, le port de signes religieux est « strictement interdit », le problème semble encore plus épineux.
D’abord sur une question presque philosophique : le ministre affirme – ce qui ne saurait être contesté – que « l’impartialité » d’un juré est « constitutive de la légitimité d’un verdict ». Mais pour autant, le fait de porter un signe religieux prive-t-il, par principe, automatiquement, une personne de son « impartialité » ? L’affirmation paraît pour le moins discutable.
Reste la question juridique. Il n’existe pas de textes interdisant le port de signes religieux à des jurés. Certes, le Code de procédure pénale dispose, à l’article 304, que les jurés doivent écouter « debout et découverts » le discours du président leur demandant de prêter serment. Mais le terme « découvert » (dans un article datant de 1925) semble davantage indiquer que les jurés ne doivent pas porter de chapeau ou de casquette, en signe de respect au tribunal. Et de toute façon, cet adjectif ne s’applique qu’au moment de la prestation de serment. Pour le reste, rien dans la section « De la formation du jury de jugement » du Code de procédure pénale ne mentionne une obligation de « neutralité religieuse » chez les jurés. Il faut d’ailleurs rappeler que les avocats et le ministère public ont le droit de récuser un certain nombre de jurés – et rien n’empêche de récuser un juré précisément parce qu’il porte un signe religieux ostentatoire si l’avocat ou le ministère public le jugent utile. Mais de là à « strictement interdire » tout signe religieux chez les jurés, il y a un fossé.
Il reste à voir si cette circulaire très ferme du ministre de la Justice sera contestée ou non. Pour mémoire, la Halde (l’ancêtre du Défenseur des droits) s’était penchée en 2006 sur un cas de discrimination supposée dans un tribunal (mais il s’agissait d’un plaignant, qui s’était vu refuser l’accès à la salle d’audience parce qu’il portait un turban sikh), et avait rappelé que « en l’absence de tenue contraire à la décence ou à l’ordre public, seule la loi peut interdire le port d’accessoires vestimentaires imposé ou encouragé par la religion ».
En l’absence d’une telle loi – comme celle du 15 mars 2004 sur le port des signes religieux à l’école – le débat restera toujours empreint de subjectivité et donc de doute.
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