Maire-info
Le quotidien d’information des élus locaux

Édition du mardi 14 octobre 2025
Budget

« Suspension » de la réforme des retraites : des enjeux sociaux et politiques cruciaux

Journée cruciale aujourd'hui à l'Assemblée nationale, avec la déclaration de politique générale de Sébastien Lecornu. De ce que va dire ou ne pas dire le Premier ministre sur la réforme des retraites dépendra la survie, à court terme, de son gouvernement. Mais que signifie la « suspension » de la réforme des retraites ? 

Par Franck Lemarc

Maire-Info
© Matignon

L’affaire a commencé mardi 7 octobre, quand l’ex-ministre de l’Éducation nationale, Élisabeth Borne, a lancé un énorme pavé dans la mare en déclarant, dans une interview, que « si c’est la condition de la stabilité du pays, on doit examiner les modalités et les conséquences concrètes d’une suspension »  de la réforme des retraites. Depuis cette question est au cœur de tous les débats et est même devenue le point qui déterminera l’avenir du gouvernement, dans un délai fixé en jours. 

Les deux volets de la réforme

En effet, comme l’expliquait Maire info hier, le rapport des forces à l’Assemblée nationale implique que la survie du gouvernement tient à un fil : les partisans d’une censure automatique du gouvernement, au Palais-Bourbon, sont à une vingtaine de voix de la majorité absolue. L’attitude de la soixantaine de députés socialistes sera donc déterminante : s’ils ne votent pas la censure, le gouvernement restera en place et le débat sur le budget pourra s’engager. S’ils la votent, le gouvernement tombe, et il faudra s’attendre à une probable dissolution de l’Assemblée nationale. 

Les socialistes ont annoncé que leur attitude serait déterminée par les positions du Premier ministre sur la réforme des retraites : ils exigent une « suspension complète et immédiate »  de cette réforme – faute de quoi, ils censureront. 

Depuis l’adoption aux forceps de cette réforme, en 2023, une partie de la gauche et des syndicats – ainsi, aujourd’hui, que le RN – demandent son abrogation complète. La CFDT, elle, plaide pour une « suspension », mais partielle, ce qui semble différent de la position adoptée par le PS de suspension « complète ». De quoi parle-t-on ?

Il faut se souvenir que la réforme Borne comprend deux volets. D’une part, le recul progressif de l’âge légal de départ en retraite : pour chaque génération, l’âge légal augmente de trois mois. Les salariés nés en 1961 peuvent partir à 62 ans et 3 mois, ceux nés en 1962 à 62 ans et 6 mois, etc. Toutes les personnes nées à partir de 1968 partiront à 64 ans. 

Le deuxième volet, d’autre part, est l’augmentation du nombre de trimestres cotisés pour pouvoir partir à taux plein. Ce nombre augmente progressivement pour passer de 168 à 172 (43 années de cotisation). Cette augmentation de la durée de cotisations n’est pas une création de la loi Borne, elle figurait déjà dans la réforme Touraine de 2014. Le changement apporté par la réforme Borne, en la matière, est une accélération du processus, pour arriver plus vite aux 172 trimestres pour tout le monde.

La proposition de la CFDT est de suspendre uniquement le volet « âge légal », sans toucher au volet durée de cotisation. Le PS, en demandant la « suspension complète », souhaite apparemment aller plus loin et suspendre les deux volets. 

Quelle suspension, pour quel coût ?

Il n’est pas simple de mesurer les conséquences concrètes de cette suspension, parce que les positions des uns et des autres ne sont pas très claires. Est-ce que « suspendre »  veut dire geler la situation, en l’état, jusqu’à l’élection présidentielle de 2027 ? Ou revenir à la situation antérieure, c’est-à-dire la réforme Touraine ? Dans le premier cas (le gel), on en resterait provisoirement à la durée actuelle (170 trimestres). Dans le deuxième (retour à la réforme Touraine), le nombre de trimestres continuerait d’augmenter, mais plus lentement. 

Quant à la suspension de l’évolution de l’âge légal, elle conduirait à figer l’âge de départ à 62 ans et 9 mois pour les salariés nés à partir de 1963, ce qui pourrait, dès l’an prochain, faire gagner quelques mois de retraites à des centaines de milliers de salariés (600 000 selon la Drees) en 2026 et 2027. 

La question du coût reste, elle aussi, nébuleuse. Le ministre de l’Économie, Roland Lescure, a parlé la semaine dernière de « centaines de millions d’euros en 2026 et de milliards en 2027 », ce qui n’est tout de même pas très précis. L’économiste Philippe Aghion, depuis hier prix Nobel d’économie, a, lui, déclaré sur France 2 que cela « ne coûte pas très cher », ce qui l’est encore moins. Olivier Dussopt, l’ancien ministre du Travail qui a porté la réforme, estime pour sa part qu’un gel de l’âge de départ coûterait « plus de 3 milliards d’euros dès 2026 ». 

L’estimation du coût de cette éventuelle suspension dépend en réalité… de la suite. Si, comme le craignent le bloc central et les LR, une suspension est le prélude à une abrogation, les coûts ne seront pas les mêmes : le gouvernement affirmait, pendant le débat sur la réforme, en 2023, que ne  pas réformer conduirait à un régime qui serait déficitaire à hauteur de 13,5 milliards par an à partir de 2030. 

Une autre façon de voir les choses est d’estimer, comme semblent le faire certains députés macronistes, que la suspension serait un moindre mal, si l’on regarde le coup d’après : si Sébastien Lecornu n’annonce pas de suspension et se trouve, de ce fait, renversé, ce sera la dissolution et une possible victoire du Rassemblement national lors de législatives anticipées. Avec à la clé, si le RN tient ses promesses, une abrogation de la réforme des retraites. Il vaut donc mieux, jugent ces députés, lâcher un peu pour conserver l’essentiel en évitant la dissolution. 

Contre-coup

La décision va donc être particulièrement difficile pour le Premier ministre, d’autant que céder à la demande du PS peut lui revenir, par contre-coup, en plein visage : plusieurs députés LR ont déjà annoncé que si le gouvernement Lecornu devait être le fossoyeur de la réforme des retraites… ils le censureraient eux-mêmes – et d’autres députés, du groupe Horizons, ne sont pas loin de la même ligne. En gagnant quelques dizaines de voix à gauche, le Premier ministre pourrait bien en perdre autant à droite, avec, à la fin, le même résultat.

Et tout cela sans compter que la nomination du gouvernement a légèrement affaibli le camp du bloc central et des LR. Une douzaine de membres du gouvernement étaient en effet députés avant leur nomination, avant-hier, et ne peuvent donc plus siéger ni voter. Et, comme l’impose la loi, ils ne seront pas remplacés par leur suppléant avant un délai d’un mois. Ce sont donc autant de voix qui vont manquer en faveur de Sébastien Lecornu, rendant le résultat encore plus incertain. 

On connaîtra donc en milieu d’après-midi l’épilogue de ce énième épisode de la crise politique. Seule certitude : si le Premier ministre explique, au perchoir de l’Assemblée nationale, qu’il n’est pas possible de suspendre totalement la réforme des retraites, son gouvernement tombera, d'ici la fin de la semaine – les motions de censure LFI et RN sont déjà déposées sur le bureau de la présidente de l’Assemblée, et celle du PS suivra peut-être. Mais s’il dit l’inverse, on peut même pas être certain qu’il ne tombe pas quand même – ne serait-ce que parce qu’un certain nombre de députés socialistes sont prêts à voter la censure de toute façon, quelles que soient les consignes du parti. 

D’autant que dans la perspective de législatives anticipées de plus en plus probables, à court ou moyen terme, le nombre de députés – de quelque bord que ce soit – prêts à assumer devant les électeurs d’avoir été les sauveurs d'un gouvernement macroniste en déroute semble se réduire de jour en jour.

Le « moine-soldat »  Lecornu, comme il se définit lui-même, est devant des choix cornéliens – sans même pouvoir être sûr que choisir une option ou une autre pourra lui sauver la mise. 
 

Suivez Maire info sur Twitter : @Maireinfo2